Une ombre sur ma route (1,40 km)
Le matin, dans la douceur du soleil levant, dissipant mes pensées maussades une camarade m’escorte parfois le long du chemin : mon ombre. Selon la position de l’astre solaire et l’orientation de ma route, elle me tourne autour, cherche à se placer ou à se faire remarquer. Si la piste vise l’ouest, elle se positionne devant moi. Une légère oscillation de la route et la voici sagement à mes côtés.
Que la route oblique vers le Nord et nos roues se confondent. Un virement au Sud et la voilà à la traîne. Selon sa position, elle passe d’une masse informe à une belle découpe sur le sol, où vélo et humain se distinguent clairement à la manière d’une signalétique indiquant la présence d’une piste cyclable.
Et, selon la nature du paysage, selon la distance à laquelle elle s’éloigne de moi où la surface sur laquelle elle se pose, elle se métamorphose. Sa taille se modifie en quelques secondes, alternant des transformations entre l’infiniment petit et l’immensité.
Lorsque durant plusieurs jours le ciel est chargé de nuages, elle est invisible. Curieusement, sa compagnie me manque. Dès le retour du beau temps, c’est avec ravissement, l’humeur blagueuse et un sourire de coin que je retrouve sa sombre tonalité. Mon ombre est vivante et j’aime observer l’énergie et l’amplitude de ses mouvements. Elle virevolte, ivre d’absorber tant de lumière !
Sans nul doute, mon ombre est une grande sportive ! Sans sourciller, elle glisse le long des paysages et sa surface noire ne s’encombre pas des décors, elle les survole sans faiblir. Elle enveloppe les passants, les immeubles, les carrosseries de voiture garées sur le bas-côté, les herbes folles ou les trottoirs. J’observe les jambes de mon ombre qui moulinent avec facilité tandis que moi je peine à la moindre élévation.
Selon l’intensité de la lumière et la colorimétrie du terrain qu’elle effleure, le logiciel de retouche d’image de mère nature renforce ou diminue le contraste de mon ombre sur le sol. Sa noirceur se détache avec prestige de l’herbe verte des pâturages alors qu’elle peine à survivre sur le bitume gris de la route.
Parfois, elle disparaît au rythme de la dénivellation du parcours. Si la route s’abaisse entre deux murs, je vois mon ombre s’enfoncer progressivement dans la découpe nette de la noirceur de la façade ombragée tel un baigneur qui s’immergerait dans la mer… noire. Ainsi, disparaissent tout d’abord les jambes, puis le corps et enfin la tête. Pendant un instant, elle est en apnée, privée de lumière. Puis, elle ressurgit quelques dizaines de mètres plus loin profitant d’une légère remontée de la chaussée ; elle aspire de grandes goulées de soleil et imprime à nouveau sa marque sur le chemin.
Toute discrète qu’elle puisse être, cette drôle de compagne se révèle parfois furtivement. À la faveur d’une flaque ou de la vitrine d’un magasin, elle tombe son voile noir. L’ombre devient reflet. Le monochrome se pare de couleurs. Elle, habituellement si souvent bien découpée sur le sol ou sur les murs, se mélange cette fois à la folle rumeur du chemin : ses traits n’enveloppent plus les décors, mais se confondent à ceux-ci. Les objets se reflètent les uns « contre et entre » les autres, formant ainsi un bouillon d’images, sorte d’icone chimérique un peu voilée, peu lisible. Dans ce magma de clichés à double, triple ou quadruple exposition, j’y devine les traits complexes d’un cycliste à l’air un peu débraillé, dans sa veste décoloré et son pantalon usé, qui pédale bien trop souvent après son ombre sans l’atteindre tout au long de cette tribulation de 5 kilomètres.