Dérives en rives
C’est une association d’idées qui jaillit sans crier gare, d’un songe. Un curieux jeu de mots de mauvaise qualité m’extrait des limbes et m’incite à allumer mon ordinateur. Il est une heure du matin, j’ouvre mon application de randonnée et commence à dessiner une trace un peu bizarroïde. Comme une boule de flipper, elle rebondit de lac en lac. Déjà, j’imagine mon vélo ivre s’égarer entre les rivages. C’était il y a deux ans.
Ce week-end de Pentecôte 2025 était propice à enfin concrétiser cette rêverie particulière. Après deux ans de patience, le clapotis de l’eau se fait entendre ce matin-là. Ce n’est pas encore l’appel de la berge qui murmure à mon oreille. La pluie repousse de quelques heures mes premiers tours de roues.
À l’allure d’un escargot, trois jours sur les routes équivalent à des semaines de vie pour qui se laisse aller à la flânerie. Le fiston m’accompagne lors de la première journée, l’onirisme patiente un peu.
Lorsque le sens de l’orientation est défaillant, la seule combine est celle de se désorienter. Voyager sans carte. On se guide au sentiment de l’instant, à l’attrait pour un chemin plutôt qu’un autre. Une couleur de paysage qui titille l’œil ou une curiosité naturelle qui excite l’esprit et la route qu’on envisageait quelques secondes auparavant est déjà oubliée. Je m’éloigne ainsi des bords du lac de Bienne dont je connais les moindres contours. Mon errance traîne du côté de ses étendues-d’eau-sœurs. Résultat, il m’est impossible de considérer le trajet parcouru. Ne pas posséder de compteur kilométrique offre l’avantage de s’affranchir du mérite sportif. On se concentre uniquement sur les 1000 fragments de vie à vivre le temps de 72 heures d’escapade. Ce sont là les seuls chiffres que je retiens.
Pour ajouter une forme de paresse à ma lenteur, la prise de note de mes observations est vocale. Je confie mon regard à mon dictaphone. L’oralité de mes tableaux est multiple : ramasseurs de fraises, les rizières du canton de Berne, les rapaces en papier censés effrayer les moineaux gourmands, cyclistes sportifs, rencontres furtives à base de langue des signes, ou camping aux accueils diversement agréables.
De rives en rives, le camarade Élisée Reclus m’accompagne de son Histoire d’un ruisseau. Dans ma tente, sur le bord de la Saane ou du Canal de la Broye, je m’accorde une entracte littéraire bienvenue. Qu’Élisée me narre l’histoire d’une fontaine délaissée par les hommes aveugles – « Telle fontaine admirable par la clarté de ses eaux et par le charme des paysages environnants, est même complètement ignorée… » – et me voici ancré auprès de l’une d’entre elles, véritable Muse ressourçante, apaisante et particulièrement élégante. Mes mains caressent l’onde, je trempe mon visage.
Dernier obstacle avant d’arrimer le vélo à mon domicile, le col du Pierre Pertuis. Une succession de courbes en pente douce. Rien de difficile. Avant d’entamer cette ascension, je me dis que j’aurais dû également promener dans mes bagages Histoire d’une montagne du géographe-poète girondin. Certains de ses paragraphes s’accorderaient à merveille à ces paysages un brin sauvages qui s’élèvent au-dessus des hommes.
Des étapes de ma lente tribulation on ne saura pas grand-chose, je n’ai pas la mémoire des routes. À peine suis-je capable de prononcer le nom de certains lieux traversés.
Me voici de retour dans ma vallée. J’ai souvent jalousé ces cyclistes-voyageurs qui la traversaient, m’abandonnant à l’immobilité du bord de la route. Aujourd’hui, tel un conquérant du pédalier, je franchis cette roche trouée et me laisse glisser vers la source. Dernières rives de mon parcours, la Birse, puis la Trame escortent mes derniers instants de contemplation.




















