Cyclo dancefloor (3,00 km)
Une anecdote cyclo-musicalement contestataire.
Acte 1. une petite ballade accompagne la douceur de ma balade cycliste. La voix qui s’incruste dans le creux de mes oreilles porte une poésie sociale et rebelle, qui s’oppose aux oppressions étatiques défendues et encouragées par le grand capital ; quelques notes répétitives de guitare réhaussent la valse des mots. Ces derniers s’imprègnent de manière à tatouer durablement sur ma peau le malaise d’une France au plus mal. L’allocution est dure. La missive apolitique qui s’égrène est accusatrice, provocatrice. Chaque mot est un scud qui explose dans les différentes parties de mon cerveau. Déflagration de mes pensées !
Bien calé sur la selle, le mouvement du corps change. De cycliste, il devient danseur. Les jambes ne pédalent plus, elles glissent sur la piste. Les mains tapotent lentement sur le guidon au rythme de la guitare. L’oscillement de ma tête n’est plus contraint par les aléas de la route, mais s’asservit volontairement aux flots des notes sortant de mes écouteurs.
Le couple voix-guitare se poursuit durant de longues minutes – 4 minutes et 24 secondes pour être très précis – parfois soutenus par les acclamations d’une foule qui acquiesce l’ensemble des accusations et des coups portés par le chanteur. C’est un concert. L’ambiance chauffe lorsque les noms des corrompus sont balancés au public. Profitant d’une courte descente, mes jambes se tendent, je suis debout sur mon vélo, profitant des quelques secondes de rythmique tranquille. Enfin, le chanteur hurle les derniers mots de sa lettre dénonciatrice avec une vulgarité qui libère le peuple victime des agissements des élites castratrices.
Acte 2. Batterie ! La grosse caisse entre en action, quelques sons graves, silence du chanteur, le temps que la transe s’installe. Puis, le cri d’une France impuissante qui a des comptes à rendre avec l’un de ses symboles. Marianne en ramasse « plein la gueule » pendant une bonne minute sur un rythme lancinant. Sur mon vélo, cerveau, corps et cœur vibrent à l’unisson. Ils connaissent la chanson et goûtent déjà à la saveur de ce qui les attend musicalement. Un déluge sonore qui coïncidera avec la montée, qui marquera comme une cassure et un obstacle sérieux sur une route alors tranquille.
Acte 3. L’accordéon se cale sur la mesure des précédents instruments. Première accélération. Le guidon est lâché, mes mains s’emparent d’une guitare invisible et mes doigts de musicien incompétent s’agitent dans tous les sens. Emporté par la faible pente et la musique, ma carcasse s’anime, le vélo est une piste de danse mouvante à ciel ouvert. Même les éclairs des stroboscopes participent à la fête… dans ma tête ! Moment spécial qui implique de ne rencontrer personne sur la route afin d’éviter d’en briser la magie.
Acte 4. Je lève les bras au ciel, prêt à accompagner la fracture du rythme qui sera provoquée dans un instant par le batteur du groupe. Et boum ! Tout s’accélère, le flot des instruments s’impose et la voix expédie ses mots à très grande vitesse.
La dynamique musicale dope à point nommé la dynamique du cycliste en vue d’affronter le raidillon qui se profile à l’horizon. Tout feu tout flamme face à la pente, blindé d’un énorme cocktail énergétique chant-guitare-batterie-basse-accordéon, je fonce, chargé de dopamine, vers mon destin qui clouerait sur place n’importe quel coureur du Tour de France blindé de produits pharmaceutiques. Attaque frontale de l’élévation, la partition mène vers les cieux !
Acte 5. Les yeux révulsés transforment la route en un dancefloor géant où chaque élément du décor prend place, chaque individu participe à l’ambiance. Le paysan travaillant en marcel dans son champ est un clubbeur en transe, le camion à lait un bar où s’abreuver, les bovidés se transforment en videurs. La tranquillité du village est une grande discothèque enfumée de brouillards matinaux. Moi, je fonce sur la piste, inconscient du monde qui m’entoure, aspiré vers les hauteurs grâce aux vibrations de la musique.
Acte 6. Pogo physique, pogo mental, l’homme et la pente se bousculent et se heurtent l’un contre l’autre au rythme de l’ascension et des litanies rock adressées aux peuples endormis. Le corps chauffe, la sueur s’imprègne sur le tissu technique des vêtements, ça secoue dans tous les sens. Comme une envie de balancer le t-shirt au-dessus de la tête pour m’aérer et repartir de façon désordonnée contre l’inclinaison qui s’élève brutalement et qui rend coup pour coup. Ne manque que les sauts dans l’immense foule en transe.
Acte final. Quand le physique ne tient pas, il est sage de renoncer. Il est temps de s’extraire de la fosse lorsque les images se voilent et que la piste ressemble à un grand huit qui perturbe les sens et soulève le cœur. Et quand bien même, les écouteurs bombardent l’esprit du rock dans le mien, la fatigue dicte la conduite à tenir lorsque les jambes sont lourdes et ne portent ni le corps, ni le vélo.
Réduire le volume, réduire la voilure et retrouver le rythme flegmatique d’un aîné. Une vitesse toute relative, du temps où les vieux ne roulaient pas avec un vélo électrique.