Denizart ou la valse monde (4,22 km)
D’abord, il y a le cycliste « cyclotafeur », celui qui brode son destin de manière bien définie. Ordonnée et routinière. Puis, il y a celui qui a fait du vélo un « monde de vie ». Parfois, la vaine course du premier croise celle du second : rencontre improbable entre deux univers.
Je l’aperçois à une vingtaine de mètres devant moi. Il chemine sacoches solidement harnachées sur le vélo, rien à envier à une mule. Son chargement détonne un peu. À première vue, on reste dans le classique : posé latéralement sur les sacoches arrière, un gros boudin – la tente – au-dessus, un amas de vêtements et de serviettes en cours de séchage. Plus le curieux s’intéresse à ce conglomérat de bagages, plus il s’interroge sur sa forme pyramidale au sommet duquel trône, en fragile et improbable équilibre, une boîte d’œufs frais.
Denizart est brésilien. Le teint basané, la barbe de quelques jours et de nombreuses rides témoignent de la dureté de sa vie de voyageur. Il voyage et il rêve ! il poursuit une chimère, celui de battre le record du monde de Heinz Stücke, célèbre cyclo-voyageur allemand qui a parcouru plusieurs fois la circonférence de la terre.
Le destin de mon nouveau camarade épouse parfois celui de l’actualité et de l’Histoire. 17 décembre 2010, ville de Sidi Bouzid, au cœur de la Tunisie. Mohamed Bouazizi est un vendeur ambulant de légumes. Une fois encore la police lui confisque son outil de travail. En réaction face à tant d’injustice, il se suicide en s’immolant devant le siège du gouvernorat local. Sa mort, deux semaines plus tard, concourra au déclenchement du Printemps Arabe. Des réactions en chaîne qui prendront de l’ampleur et permettront de débouler quelques dictatures en place pour le meilleur espère-t-on, mais aussi pour le pire – L’enfer sera libyen.
Au milieu de ce bouillonnement humain, Denizart chemine. Lui, débarque de Crète, 10 ans de voyage dans les pattes. « Je suis parti de chez moi en 1999. Je devais absolument arrêter de fumer », explique-t-il dans son langage franco-anglo-portugais-italien-espagnol. Il a traversé le continent sud-américain et l’Europe dans tous les sens. Quelques semaines avant que le destin de Mohamed Bouazizi ne bouscule le monde, Denizart vient de traverser la Turquie. Ensuite, il a pédalé en Syrie et en Jordanie. Il continue et traverse l’Israël pour enfin rejoindre l’Egypte, porte de sortie pour retour en Europe. Là, ses rêves se confrontent à la réalité de ces jours de colère qui secouent le peuple arabe. Les frontières se ferment et plus aucun navire ne quitte la terre des pharaons. Retour vers l’Israël et tentative de repasser par la Syrie. Ici, les douaniers ne se montrent pas très compréhensif envers les voyageurs en provenance de la « Terre promise ». Interdiction de passer. Un brin naïf, Denizart insiste et traverse la zone tampon. « La flic là-bas mé mounace de ma mettre les bracelets ».
Bloqué en Israël, seule l’intervention d’un généreux donateur lui permettra de s’échapper d’Israël par les airs, direction la Turquie. D’un grand bond, il survole ainsi, sans effort ni aucune tracasserie, les obstacles syriens et irakiens.
J’écoute attentivement Denizart. Tantôt sérieux, tantôt criard, une bière dans une main, une bouteille vodka dans l’autre. Intarissable lorsqu’il s’agit commenter les photos qui défilent sur son ordinateur et taiseux lorsqu’on évoque la complexité de sa vie de famille – il est père et même grand-père, ce bougre ! Il en devient même incompréhensible.
Davantage vagabond que voyageur, plutôt otage de la route que maître de son destin, le brésilien enrichit ses péripéties de rencontres entre solidarité et dépouillement. Combien de fois ne s’est-il pas fait voler un vélo ! Mais loin du renoncement, Dezinart chemine toujours. Parfois, sa tête de bouc croise, ici et là, un journaliste – presse écrite ou télévision – qui s’intéresse à son histoire. Et lui, il la raconte, les images qui défilent l’une après l’autre sur l’écran de son ordinateur. Et moi, j’aime quand il raconte ses histoires : Denizart n’est pas chien et m’embarque dans ses aventures. Fierté égocentrique toute personnelle, il citera même mon nom au cours d’une interview télévisée à Ushuaia.
Aujourd’hui, la marche du monde continue d’effleurer sa route : plusieurs années après nos différentes rencontres, son destin est de nouveau contrarié par une crise : celle de la déroute économique du Venezuela qui brisa à nouveau une partie de ses plans.