Embouteillage bovin (0,66 km)
Le début de matinée est frais. Le col de la veste, remonté sur le menton, recouvre un sweat thermique à manche longue ; mes mains sont dissimulées à l’intérieur de gants confortables. Seules les parties du visage qui exposent ma peau à l’air légèrement glacial ressentent en exclusivité cette sensation de fraîcheur qui ravive les sens. Un petit brouillard flotte sur la vallée, il est annonciateur d’un soleil qui viendra réchauffer l’atmosphère un peu plus tard dans la journée.
Nullement concerné par les informations routières radiophoniques, rien n’annonçait que le trafic de mon chemin, jusqu’alors fluide, allait se densifier d’un seul coup sur l’ensemble de la largeur de ma route. En effet, les premiers ralentissements signalent que l’heure présente appartient aux travailleurs. Aux travailleuses plutôt. Une dizaine de ces dames plutôt charnues s’emparent sans vergogne du goudron. Elles déambulent avec élégance, quittant la chaleur et le confort de l’étable pour rejoindre un champ aux herbes grasses situé un peu plus à l’ouest. Point de guide pour les orienter, nul besoin de fil pour les aguiller. Mûes par l’habitude, elles s’affranchissent de la route et de ses usagers pour édifier un mur infranchissable, formé de leurs imposantes masses. Là, nul choix que de s’arrêter, rien ne sert de se faufiler avec mon tout petit vélo dans cette énorme bande mouvante. Les premières bêtes arrivent à destination, dépassent le portail métallique grand ouvert et frôlent le réservoir d’eau avec dédain. L’herbe gorgée d’eau étanchera les soifs éventuelles. Ici et là, le tempérament des bovins s’affirme.
La plus téméraire s’enfonce vers les profondeurs du champ. Cherche-t-elle à s’éloigner de la route afin de s’offrir un déjeuner solitaire loin du bruit des moteurs ? Autre hypothèse, le champ, surplombant la vallée, offre une vue imprenable sur le chemin de fer qui traverse la vallée. Avec deux trains par heure, la patience est mise à rude épreuve. À la manière du rêveur qui guette les étoiles filantes, il convient d’être attentif afin de ne pas rater une seule miette du spectacle ferroviaire à venir, quand bien même les locomotives modernes ne laissent plus de traînées derrière elles. Et d’ailleurs, une vache fait-elle des vœux ?
La plus curieuse s’arrête au milieu de la route et tourne sa grosse tête en ma direction. Puis, elle se rapproche lentement de manière à se retrouver à quelques centimètres de ma pomme. Elle m’observe en détail. Museau contre nez. Se sentir ainsi dévisagé ainsi est une bien curieuse sensation. L’expression déshabillé sur regard prend tout son sens ; elle me met à nu. Loin de prendre un air vache, j’accueille ces œillades avec bienveillance et je tends ma main de manière à flatter l’amatrice de bipède cycliste.
Une retardataire sort avec fracas de sa tanière. Quelques sauts d’excitation, les pattes arrière qui fendent l’air, la queue qui virevolte, elle brise la troupe formée par ses congénères, sans aucune gêne et sans aucune manière. Je la regarde se montrer en spectacle. En mon for intérieur, je me réjouis que celle-ci ne soit pas également une vache trop curieuse.
Le gros de la troupe passe et se disperse sur les nombreux mètres carrés à disposition. Les premières ont déjà commencé à brouter. Moi toujours immobile au milieu de la route, je reste charmé par cette jolie vision rustique de ce début de voyage ; Encore un de ces tableaux de maître qui s’ajoute et s’expose dans la galerie intime et privée de mon cerveau. Il y rejoint de nombreuses autres œuvres peintes par la candeur de mon âme. À l’intérieur, s’y côtoient des esquisses de paysages, des portraits hauts en couleur ou des images évoquant la riche histoire industrielle de ma région d’adoption, indissociable du développement de l’horlogerie suisse. Une des pièces est bien évidemment consacrée à l’ailleurs, aux rencontres avec celui qui vient de loin ou encore à des photos de voyages passés, d’autres routes, d’autres lieux. Soudain, une sonnerie retentit dans mon petit musée intérieur, on y pénètre par effraction ! Brusquement sorti de ma rêverie, je constate que les vaches ont depuis longtemps gagné leur lieu de villégiature. À présent, tout mon être encombre la route d’une dizaine d’automobilistes cherchant à gagner leur pain quotidien, que celui-ci accompagne un repas végétarien ou non.