Je rentre chez moi (Balade sur la Belle Via et la Via Rhôna)
À l’aube de ma cinquantaine hurlante, j’ai embarqué mon vieux vélo pour un petit périple de 5 jours et demi. Sur mon temps de route, j’avais envisagé de rédiger et publier un texte traitant d’autisme et d’itinérance (allez comprendre le lien), consécutif à quelques moments apathiques qui descendaient en flèche mes pensées. Durant mon errance cycliste, j’avais imaginé réfléchir sur mon indignation (et peut-être bien une certaine colère) à propos de formulations régulièrement entendues ou lues ces derniers temps : « On est tous un peu autiste… » ou « L’autisme, c’est à la mode… » Finalement, je me suis ravisé et apaisé. Je me suis rappelé que, tout simplement, je rentrais chez moi à vélo… Une petite balade de quelques centaines de kilomètres à effectuer sans prise de tête, pensée comme un hymne à la contemplation et à l’improvisation. Et pourtant…
« Salut, où vas-tu comme ça ? me demande un type qui arrive à ma hauteur.
– Je rentre chez moi…
– C’est où chez toi ?
– Dans le Grand Chasseral, un petit joyau sans chichi où tout est possible… »
En me déposant au bord d’un rond-point du côté de Bourg-de-Péage, dans la Drôme, on m’avait pourtant donné une consigne plutôt stricte (mais non dépourvue d’humour) : « Tu ne te fais pas encore copain avec d’autres voyageurs, vagabonds ou marginaux en tout genre… » Même pas 10 kilomètres de coups de pédales et voici un premier compagnon qui a l’allure du vieux briscard vivant en dehors des marges : la voix rocailleuse, de longs cheveux blancs, le visage ridé, un peu buriné duquel se détache une petite barbe argentée de quelques jours. On taille la bavette le temps de partager quelques anecdotes personnelles. L’homme me raconte ses itinérances personnelles lorsqu’il était jeune et avait des sacoches bien accrochées sur ses porte-bagages. Aujourd’hui, il circule sur son beau vélo de course. Quelques coups de pédales bien ajustés et le voici qui s’évanouit dans la nature.
Ma remontée de la vallée de l’Isère débute ainsi. Je rentre chez moi, le cœur léger, les réflexions volatiles et le sourire solidement arrimé à mon visage à la suite de cette première rencontre. Néanmoins, le passage de l’état de sédentaire à celui de nomade ne s’est pas effectué sans une certaine appréhension. Heureusement, l’œil alerte à la recherche des premiers panneaux indiquant le chemin à suivre m’occupe l’esprit un petit moment. Puis, escorté par une libellule, j’apprivoise doucement les incertitudes à venir. Le rythme et les divagations s’installent. Je me sens bien.
Retour au calme intérieur
Il serait abusif de croire que je suis un mordu de vélo. Certes, c’est un outil que j’évoque assez régulièrement, mais je le considère comme un mode de transport qui m’invite à avancer au rythme de mes pensées : à une vitesse suffisante pour contempler la diversité de mes environnements, mais à une lenteur qui m’offre l’avantage de cheminer intérieurement un peu plus intensément. Cette année, je me suis extrait, avec tente et vélo, une huitaine de jours de mon quotidien. En deux périples. C’est davantage que les 10 dernières années empilées. Ces échappées sont les concrétisations, égoïstes, de vieilles envies et de réminiscences de lectures un peu trop focalisées sur le voyage.
Je rentre chez moi et cette flânerie est déjà enthousiasmante. La Belle Via – quelle jolie dénomination – qui relie Valence à Annecy est mon premier objectif, avant de rallier la Via Rhôna qui me ramènera du côté de Genève. Ensuite, mon parcours doit me conduire à Yverdon-les-Bains pour s’achever à Bienne. Ça, c’est le plan. Les plans sont toujours susceptibles de bouger.
« Chat GPT et les trottinettes électriques dépassent ma construction mentale, ce que je m’autorise à comprendre de notre monde. »
La route chemine le long de cultures de noyers. La pente est douce, il me semble d’ailleurs que le dénivelé est globalement négatif. Je me réjouis de la facilité de ce début de parcours. À mesure de mes tours de roues, le voile dépressif qui enveloppait certaines de mes agitations cérébrales depuis quelques mois s’estompe, m’offrant ainsi le loisir de mieux discerner le fil de mes pensées. Par symbolisme, je cible deux trucs qui m’horripilent pour mieux évacuer les points négatifs qui m’encombrent : Chat GPT et les trottinettes électriques dépassent ma construction mentale, ce que je m’autorise à comprendre de notre monde.
Pourtant, je ne suis pas un adepte rigoriste des efforts mentaux et physiques. Mais, rien à faire, ces concepts qui diluent l’humanité ne s’encrent pas sur ma feuille psychique. Aussi, je développe une forme « d’IA exclusion zone » dans mon esprit, teintée d’une incompréhension pour l’électrification à tout prix de tout type de véhicule. Parfois, il me semble basculer dans une forme de conservatisme aigu. Libéré de ces élucubrations stériles, je roule les yeux grands ouverts sur ce monde nouveau qui s’ouvre à moi : une route qui serpente entre des hameaux surplombant l’Isère que je traverse par de petits ponts tout à fait charmants. Le vent de face m’oblige à un relatif effort que je surmonte plutôt aisément.
La nébuleuse urbaine
Je rentre chez moi et mon légendaire sens de l’orientation se montre à la hauteur de sa réputation. Dès la deuxième journée, je rallonge mon parcours d’une bonne dizaine de kilomètres en suivant l’Isère dans le mauvais sens, remontant sans m’en rendre compte mon propre tracé. La rêverie a certaines limites. Je découvre l’organisation absconse des pistes cyclables de Grenoble et Chambéry. Une circulation dense, des pistes qui croisent et recroisent les infrastructures pour les automobiles ou les tramways. La vigilance est constante, peu propice aux longues réflexions. Place à la survie routière en milieu urbain, le réflexe comme arme principale. Ce feu tricolore m’est-il destiné ? Quelle est la signification de ce drôle de panneau avec un vélo, ai-je le droit de passer par ici ? Ah non, on m’incite plutôt à tourner là-bas. Deux jours plus tard, ma traversée de Genève ne sera pas moins épique. Entre les cités, alternent quelques longues lignes droites ennuyeuses qui sont, fort heureusement, moins nombreuses que les petites routes sinueuses offrant au regard un joli spectacle en cinémascope.
Je rentre chez moi et il y a des rencontres improvisées qui s’organisent en cours de route. Je connais Myriam depuis une bonne vingtaine d’années, du temps d’un Internet sain, non génératif et sans arrière-pensée. Quand elle a vu, au détour d’une publication Facebook, que mon périple transitait par l’Isère, elle s’est empressée de m’envoyer un petit mot pour, qu’enfin, nous nous rencontrions. Avec Myriam, nous partageons une date d’anniversaire à quelques années et 24 heures près (ce qui a participé à entretenir le contact). Quelques messages échangés et une heure plus tard, nous nous rencontrons du côté de Grenoble. Nous avons également en commun des enfants extraordinaires, avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA). Il y a quelques années, lorsque je lui avais annoncé le diagnostic de notre fils, je me souviens de sa réaction : un « merde » de circonstance face aux difficiles situations à venir. Toutefois, si Myriam et moi sommes parvenus à nous retrouver autour d’un café, c’est aussi grâce à son garçon. En dernière minute, il a renoncé à son cours de musculation pour libérer sa maman et lui donner la possibilité ainsi « de voir son ami ». Les improvisations ne sont jamais évidentes pour une personne avec un TSA. Sous l’impulsion de Myriam, ce jeune homme de 23 ans (diagnostic posé à 8 ans) a désormais obtenu son permis de conduire. Le chemin de l’autonomisation professionnelle est encore long, mais la jeune retraitée est persévérante et une réelle battante. Elle consacre son énergie à se battre pour son fils. Une heure, ça passe vite. Ses paroles ont été réellement inspirantes.
« Je me questionne sur le complexe d’infériorité de ce coin de pays »
Je rentre chez moi et déjà le fil de ma route ne ressemble plus vraiment au programme initial. J’ai tout d’abord renoncé à la Via Rhôna depuis Valence pour me consacrer à la remontée de la vallée de l’Isère, avec l’idée de parcourir la Belle Via jusqu’à Annecy. Une première rencontre dans un camping m’incite à obliquer ma route un peu plus tôt vers le Nord et ainsi rouler vers Chambéry. J’ai suivi les conseils d’un papa qui progresse dans l’autre sens avec ses filles. Il m’a indiqué que la jonction avec la Via Rhôna était plus simple par le Lac du Bourget. Que le premier camping ciblé à la fin de cette troisième journée soit complet, et c’est à nouveau le programme qui est bouleversé. Plutôt que passer par l’Ouest de l’étendue d’eau, je la contourne par l’Est, débarquant ainsi à Aix-les-Bains. J’y découvre un deuxième camping complètement bourré, avec un panneau peu engageant : « Si c’est marqué complet, c’est qu’il n’y a pas la place pour la moindre petite tente ! » Troisième et dernière installation, même sanction. Je décide tout de même de me rendre à la réception afin d’au moins y faire le plein d’eau en vue de passer la nuit en pleine nature. J’apprends que l’infrastructure dispose de places d’urgence pour les voyageurs à vélo. On m’en accorde une. Le lendemain, avec le tenancier du bar et deux de ses clients, on discute du meilleur itinéraire à suivre pour rejoindre Chanaz, village qui permet la jonction avec la Via Rhôna. N’ayant pas envie d’opérer un demi-tour, et au contraire des avis émis, je décide de poursuivre par l’Est du lac et m’offrir ainsi quelques baignades, ce qui n’aurait pas été autant possible en choisissant l’autre option.
Je ne sais pas vraiment comment je parviens jusqu’à Chanaz. Ce petit village, s’« auto-marketinguement » proclame La Venise savoyarde, une manière de valoriser le canal de la Savière qui relie le lac du Bourget au Rhône. La bourgade est prise d’assaut par de nombreux touristes. Les terrasses sont pleines, l’endroit ne manque pas de charme. Après la ville d’Aix-les-Bains qui se qualifie de Riviera des Alpes, je me questionne sur le complexe d’infériorité de ce coin de pays qui emprunte ses surnoms aux autres plutôt que d’inventer et valoriser ses atouts avec ses propres dénominations.
Dans les campings, L’Usage du monde de Nicolas Bouvier colore mes soirées. C’est bien ma quatrième lecture de cet ouvrage et mon plaisir est sans cesse renouvelé. Dans la Macédoine de 1953, on y apprend que les bicyclettes sont rares : « C’est un luxe que seuls les gens cossus peuvent s’offrir, et un intarissable sujet de conversation. » Plus de 70 ans après, j’écoute les bavardages qui circulent entre les tentes. Cette population de nomades à vélo est multiple : on y croise des couples, celleux qui voyagent avec leur chien, celleux qui voyagent avec 1, 2, 3 et même 4 enfants, des mamans solos, des papas solos, celleux qui sont organisés et bourlinguent ultralégers et celui qui se paye le faste de l’espace en trimbalant une tente trois places alors qu’il vagabonde seul. Oui, ça c’est moi… Les conversations des adultes tournent autour des itinéraires de chacune et chacun, de la durée des étapes ou du voyage, on s’informe sur le matériel pour cuisinier ou on s’inquiète de la météo à venir. Loin de ces préoccupations, les enfants jouent ou lisent des BD. Le chien, lui, fait la sieste.
Une charge de la preuve à renverser
Tout au long de mon périple, j’enregistre mes pensées sur mon dictaphone. Il remplace avantageusement le carnet de voyage dont je ne peux me servir – ma main gauche étant bizarrement engourdie. Je trimballe du matériel de dessin dans mes sacoches, il me sera impossible de l’utiliser. Au cours d’une ascension, me vient l’idée d’un podcast. Il aurait été intéressant d’interroger toutes ces personnes sur leur quotidien lorsqu’elles ne sont pas sur un vélo. Sous ces vêtements techniques, sur ces vélos électrifiés ou non, à l’intérieur de ces charrettes et ces sacoches emplies du nécessaire pour une vie nomade de quelques jours ou plusieurs semaines, nul doute qu’il y a des histoires intéressantes à recueillir. Je me promets de m’organiser au mieux pour réaliser un petit reportage audio une prochaine fois.
En chemin, les bords de route changent de cultures, à celles des noyers de l’Isère succèdent celles de la pomme en Haute-Savoie. Les villages s’affichent « sans pesticides », valorisent les haies et promeuvent la biodiversité. Ici, comme toujours, on renverse la charge de la preuve. On doit prouver qu’on pratique l’agriculture biologique, que l’artisanat est fait main ou encore que l’IA ne soit pas utilisée dans notre travail. À quand les mentions inverses sur les emballages afin que la nature et l’humain redeviennent la norme dans nos habitudes : « Ici, on utilise des engrais chimiques pour produire des biens de consommation courante imaginés par des IA et cultivés par des robots ».
L’avant-dernière étape est physique. De jolies élévations se présentent à moi. Je m’embourbe une dernière fois dans mon itinéraire. Mon entrée en Suisse s’effectue au milieu d’une forêt, guidée par deux VTTistes. Ils m’indiquent la borne frontière n°1. J’apprends que c’est la borne située la plus à l’Ouest de la Suisse. Une information confirmée par un panneau sur place lorsque je rencontre la fameuse balise. Je m’extraie des bois, file vers Genève pour récupérer un train qui me mène à Yverdon-les-Bains. Une dernière nuit dans un camping – qui ne m’a pas laissé un souvenir impérissable lors de mon dernier passage, semble-t-il que j’y ai déjà séjourné en 2021, je ne m’en rappelle pas – et mes derniers tours de roues m’emportent jusqu’à mon très cher lac de Bienne, porte d’entrée du Grand Chasseral.
Je rentre chez moi car tout voyage a une fin. Déjà, je n’ai plus de thé, ni de médicament pour le cœur, le rein et toutes les autres pilules qui équilibrent quotidiennement mes paramètres vitaux. Mais ce ne sont évidemment pas les principales raisons de ce retour. Davantage que la finalité du trajet, l’important est le déplacement, ce sentiment de rentrer quelque part en regardant son ombre évoluer sur le sol, nez au vent. La route compte car elle accentue le sentiment des belles retrouvailles à venir. Ainsi, je rentre chez moi car je me réjouis de retrouver une famille où l’improvisation est érigée en règle. Je rentre chez moi car notre routine, même constituée de situations difficiles dans lesquelles l’autisme prend une place un peu démesurée, est un passionnant voyage qui nous offre un vécu et des expériences qui nous grandissent. On restera sans doute incompris, mais qu’importe, nous roulons ensemble dans la même direction et ça, c’est une bonne raison pour rentrer chez soi.
Le parcours
Peu intéressé par les statistiques, je ne possède pas de compteur kilométrique. Néanmoins, j’ai cheminé entre les lieux suivants : Mardi 29.07.2025 Bourg-de-Péage > Beauvoir-en-Royans / Mercredi 30.07.2025 Beauvoir-en-Royans > La Terrasse / Jeudi 31.07.2025 La Terrasse > Aix-les-Bains / Vendredi 01.08.2025 Aix-les-Bains > Seyssel / Samedi 02.08.2025 Seyssel > Yverdon-les-Bains (Genève > Yverdon-les-Bains par le train) / Dimanche 03.08.2025 Yverdon-les-Bains > Bienne.
Les plus et les moins
Petite revue des trucs utiles ou inutiles que j’ai trimballés lors de cette escapade. Le superflu l’égouttoir, le PC portable et le matériel d’aquarelle (engourdie, ma main gauche n’était plus opérationnelle) ; À améliorer une tente plus légère, un panneau solaire nouvelle génération, une nouvelle vis pour le trépied du vélo (elle a cassé !), une guidoline confortable qui évite la sorte de tendinite qui a engourdi ma main gauche ; Une idée pour la prochaine fois Un podcast ; À fait le job MON VÉLO !
















