La disparition (0 km)
Il y a des débuts de journée qui débutent comme un mauvais film. Des événements qui s’enchaînent de manière plutôt inattendue. Ce matin-là, les vêtements thermiques, le pantalon et la veste sont enfilés. Tour du cou, bonnet et gants afin de couvrir les bouts de peaux restant. Tout est ok. Je suis paré afin d’affronter le froid matinal.
J’embarque le sac à dos et la sacoche avant du vélo, je sors d’un air décidé. À nous deux, infame météo d’automne changeante. Mes sensations s’attardent tout d’abord sur la température. Puis mon regard glisse vers le carport où je m’attends, comme toujours à retrouver… Mes yeux, interrogateurs, s’attardent contre ce poteau en bois. La vue me semble un poil inhabituel. Il manque un truc, là ?
Flûte, point de vélo.
Petite gymnastique mentale… L’ai-je finalement laissé au bureau hier soir ? Rangé de l’autre côté de la maison ? Non. Non. Est-ce une blague d’un voisin ? Non. Je me rends à l’évidence, le vieux vélo s’est fait la malle ! Lui qui habituellement se dévoue fidèlement pour effectuer les trajets entre la maison et le bureau. S’est-il lassé d’une routine quasi-quotidienne qui lui paraissait ingrate ? La bicyclette en question n’était pas attachée. À mon sens, son meilleur anti-vol était l’apparente modestie de sa dégaine. Les quelques tâches rouillées qui parsèment un cadre en acier désuet ne sont pas tellement des appâts à brigands.
Purée, point vélo.
Oui, il a disparu. Petit moment de solitude. Chaque chose en son temps, tout d’abord, prendre les clés de la voiture et se rendre avant tout au boulot.
Merde, point de vélo !
C’est bien la peine d’habiter un petit village tranquille en Suisse si c’est pour se faire subtiliser une bécane qui a longtemps traînée ses roues en banlieue parisienne.
Certains surnomment très affectueusement leur machine à deux roues, les bichonnent, leur parlent même. Rien de tout ça pour moi. C’est un vélo. Il m’a certes accompagné lors de sorties plus ou moins sportives dans ma jeunesse (avec quelques chutes mémorables), dans des raids viticoles le temps d’un week-end prolongé passablement alcoolisée (bizarrement sans forcément chute) ou encore jusqu’au Maroc (avec chutes et chiens errants) lors d’un voyage inoubliable dans les montagnes du Moyen-Atlas. En plus de trente ans, hormis le cadre en acier inoxydable, chacune des pièces de la mécanique a déjà été changée plusieurs fois. Dans ma voiture, je suis un brin contrarié. Les quelques pensées qui tournent en boucle dans ma tête se concluent ainsi : le préjudice est davantage financier et temporel que moral. Pourtant, ce biclou n’a plus aucune valeur pécuniaire. C’est plutôt l’idée de racheter un vélo complet, de le rééquiper totalement avec sa belle selle en cuir, ses porte-bagages arrière et avant ou encore son guidon papillon qui me turlupine. Cela représente un petit budget et cela prend du temps. D’autant plus que savoir effectuer un choix est une faiblesse sans équivoque de ma personnalité.
Au bureau, je pianote négligemment sur le clavier de mon ordinateur. La perte d’un vélo avec lequel on a passé passablement de temps est, mine de rien, une petite épreuve. Je le prends également comme un petit coup de pouce pour décider que ce n’était rien qu’un objet, une matière inerte. Se désintéresser d’un bien matériel, mon cerveau s’habitue à cette idée, mon cœur se serre un peu. Bon, tout à l’heure, je tâcherai de déclarer le vol à la police. J’en suis à cette réflexion-là lorsque retentit la sonnerie de mon téléphone. Je décroche. « Monsieur Rennes ? – Oui c’est bien moi – C’est la police. Cette nuit, des individus ont ouvert plusieurs voitures dans le village, n’avez-vous rien remarqué ? […] N’avez-vous pas perdu un vélo ? » On s’empresse de me demander de le décrire – chose assez aisée. Aujourd’hui, il se distingue assez vite de la masse (il en aurait peut-être été autrement dans les années 95).
Mon cycle a donc servi de soutien pour effectuer des « casses » dans le village. Les charmes de la vie à la campagne ! Il a été retrouvé dans un garage à l’autre bout de notre « cité ». Le villageois qui a eu la surprise de l’apercevoir devant chez lui a tout de suite su l’identifier. « Il appartient à M. Rennes », a-t-il déclaré aux enquêteurs. C’est l’autre charme de la vie à la campagne : posséder un vélo unique et reconnaissable, circuler péniblement avec dans la montée du village, laisse le temps aux gens de le détailler sous toutes ses coutures. C’est assez appréciable d’avoir un vieux vélo avec une certaine popularité.
Pause de midi, je reprends la voiture et file en direction du garage où il a été retrouvé. Je ne croise personne, mais le vélo, lui, est bien là. Je m’approche, je m’étonne d’être un poil soulagé alors qu’une heure plus tôt, je surfais – pensant la page tournée – sur les sites de ventes d’occasion. Discrètement, je m’empare de ma machine, un peu comme un voleur. Pour un peu, je me sens suspect du vol de mon propre vélo et je me prends à imaginer d’être accusé d’accointances avec le ou les protagonistes des larcins de ces dernières heures. Je n’ai jamais parlé à mon vélo et il me le rend bien, étant ostensiblement muet (mis à part quelques grincements de chaîne). Je n’ai donc pas cherché à le questionner sur son aventure. Peut-être devrais-je enfin le baptiser – optons pour le discret complice – lui donner une personnalité, et ensuite lui faire avouer ses différentes infidélités nocturnes. Je ne préfère pas, il risque de me reprocher d’avoir trop vite voulu le remplacer, à peine avait-il eu la selle tournée. Pacifions vite la relation de notre duo homme-machine et abreuvons-nous rapidement de nouvelles aventures cyclo-littéraires.