Le chemin des artistes (1,67 km)
La route commence à s’aplanir lorsque je débarque en contrebas du village. Profitant encore de l’élan de la descente, je survole le bitume sans effort. Mon cheminement traverse un petit pont qui surplombe une rivière dont la trajectoire a été dressée par l’homme. Elle a un petit charme, un brin bucolique, plus particulièrement lorsque les gelées hivernales lui prêtent un côté sauvage ; elle trouve sa source un peu plus à l’Ouest. Remontant la vallée, elle coule vers l’Est, pour se jeter dans le Rhin quelques septante kilomètre plus loin. En amont du pont, elle est guidée par des matériaux travaillés de la main de l’homme, vraisemblablement pour anticiper une éventuelle montée des eaux qui causerait de vilains dommages aux maisons environnantes. Tout est maîtrise.
En aval, la rivière serpente entre les herbes folles, bouillonne sur un fond caillouteux, le liquide se heurte aux roches des bordures et danse autour des imposantes pierres qui émergent à sa surface. Le cours d’eau passe d’une sorte de sobriété à l’ivresse qui lui donne ce caractère farouche d’une âme écorchée vive. De saison en saison, elle triomphe des assauts, des chaudes journées d’été comme de ceux envoyés par les hivers glaciaux. Même les végétaux résistent, les intempéries se fracassent sur une soif de vivre soutenu par la rivière.
Une fois le pont traversé, une petite élévation oblige à forcer un peu sur les cuisses afin de la franchir sans ralentir l’allure. À ce stade du récit, attardons-nous sur une divagation mentale de deux kilomètres suivants. Ici, débute le chemin des artistes. D’abord, une petite bifurcation qui se présente sous la forme d’un petit chemin blanc. Il porte le nom d’une célébrité suisse. À cet endroit, naquit un clown, en 1880 très précisément – il ne fit qu’y naître d’ailleurs. Peut-être sa première « blâââgue » d’artiste en devenir. Ainsi, Adrien Wettach, dit Grock, fût, selon la postérité, l’un des meilleurs clowns musicaux de ce début de XXe siècle, le « roi d’entre eux », selon certains. Un clown talentueux dont la propension à déclencher les rires fut si immense qu’il en devint un triste clown un poil controversé pour quelques liens douteux avec la propagande nazi.
Ensuite, la route domine quelques maisons qui ne laissent apparaitre que leur toit. Avec beaucoup d’imagination et un brin de folie, je m’imagine survoler des toits parisiens qui cachent, ici et là, cabarets et autres salles de spectacles. Et d’un artiste à un autre, il suffit de quelques coups de pédales.
Soudain, sur la route, un troubadour. Tout de noir vêtu, chapeau à plume, cape et collant, je l’imagine impertinent, moqueur de bourgeois et critique des puissants. Aussi fin qu’une carte à jouer, sa silhouette gondole au moindre de ses mouvements. Parfois sa tête et ses pieds s’unissent lorsqu’il se contorsionne. Emporté dans sa fougue ubuesque, il s’enroule autour de lui-même dans un mouvement de balancier plein de grâce. Instrument à corde en main, il joue, il chante, il danse et virevolte en clamant des chansons d’amuseur public.
Je l’écoute d’une oreille attentive. Il a le verbe acerbe mais reste vigilant. Le pouvoir d’en haut ne perçoit pas la menace de celui qui chante les tourments du peuple d’en bas. Les jambes arquées, il fait de petits sauts de puces, intenable et insaisissable. De chacun de ses pas gicle des gouttes d’huiles de vidange qui retracent le fou cheminement de l’homme. Autour de ce drôle de type, il me semble entendre les clameurs des spectateurs. Les rires font échos à son humour incisif, à sa façon de manier les mots et les maux de chacun avec l’agilité d’un acrobate. Et le bonhomme hilare, fier de son succès file s’écraser contre le mur d’un ancien atelier de mécanique. La fine épaisseur du troubadour se mêle au crépi du bâtiment récemment rénové. Bienvenue au théâtre de l’Atelier !
Encore sous le charme de ce spectacle enchanteur, je poursuis mon chemin. Un long bout de route goudronné traverse le village, passe devant une grande usine, puis le long de l’école primaire. Quelques dizaines de mètres plus loin, un détail m’apparait dans sa plus froide réalité. Je cale mon vélo contre la barrière et observe cette place de jeux, sympathiquement agencée sur un socle de verdure, Elle égaye les enfants du village de sa présence, mais c’est un bien ce curieux personnage qui retenu mon attention et me fit m’arrêter.
Le clown est de retour. La rumeur gronde et des accusations gonflent, les attaques deviennent plus virulentes. Toute la richesse accumulée jusqu’alors par l’entrepreneur « en amusement » s’évacue dans un trou béant et le laisse sans un sou. Ne reste qu’une poussière d’ennui. Mais l’homme n’est pas sans ressource, le spectacle continue et les projets ne manquent pas. Bienvenue au parc Grock !
La route des artistes ne s’arrête pas à cette petite place de jeux pour enfants. Saltimbanques et originaux en tout genre fertilisent mon imagination au point de coucher ces quelques mots sur téléphone, prélude à de drôles de biographies complètement romancées. Poursuivant mon cheminement intérieur et mes divagations, je ne puis m’empêcher de penser que ces artistes de ma vie méritent une scène sur laquelle se produire devant un public Royal.