L’indiscrétion des fenêtres (4,00 km)
Le soir, sur ma route, l’obscurité se rend complice, et même l’instigatrice d’un voyeurisme itinérant. Cette plongée dans la nuit trahit les habitants des villages que je traverse. Même les candélabres, par leur luminosité à peine suffisante, ne couvrent pas assez les flux lumineux qui s’évaporent des habitations. Ils participent activement à de drôles d’indiscrétions.
La lumière est le fondement même de la photographie. Ainsi, mes yeux, sans le vouloir, s’accrochent à ces instantanés et capturent différents épisodes dissimulés derrière les murs qui ornent la route. Autre parabole : les fenêtres allumées, ici et là, dans les maisons agissent comme une multitude de petits téléviseurs qui projettent l’intimité des gens au cœur de la rue, à la vue de tous (et plus particulièrement à mon regard curieux). Chemin faisant, le cycliste nocturne fonctionne comme une petite zapette, des séquences de vie défilent les unes après les autres au fur et à mesure qu’il chemine.
Assemblées, les différentes lucarnes qui se succèdent composent un puzzle qui permet d’appréhender les soirées des habitants de la vallée. Les scènes varient en fonction de l’heure, bien évidement. Ici, une famille qui s’apprête à passer à table, plus loin un homme qui regarde la télévision, un autre penché sur son établi à effectuer un mystérieux bricolage – la route étant placée en contrebas des fenêtres, la vue n’est jamais complète et abandonne une large part du réel à la fiction – ou encore cette dame qui s’active devant le lavabo de sa cuisine – des observations sans aucune considération sociétale mais qui attire l’œil durant les quelques secondes que durent ces saynètes.
En passant devant le vieux collège, les fenêtres sont encore allumées : est-ce une réunion du corps enseignants, une rencontre avec des parents d’élèves ou plus simplement le concierge affairé à l’entretien du bâtiment ? L’esprit vagabonde et, à chaque nouvelle scène, s’amuse à imaginer la suite de l’histoire. Il est bien obligé de prendre le relai, puisque ces courts instants se soustraient rapidement au regard, le cycliste poursuivant sa route sans jamais cesser de rouler. L’indiscrétion à des limites proportionnelles à la vitesse du déplacement.
La régularité des trajets et des horaires offre, jour après jour, le même cortège d’images. Ainsi, plusieurs soirs de suite, et durant l’instant fugace de mon passage, j’aperçois l’homme aux cheveux blancs penché sur son établi. À chaque voyage, je tente de capturer un fragment supplémentaire du décor. À terme, ces bouts d’images s’additionnent et s’amalgament de manière à résoudre, à plus ou moins long terme, l’énigme qui s’agite en moi. Lunettes vissées sur le visage, son regard penché considère un élément qui manque à mon histoire. Je ne dispose d’aucun indice. Prend-il soin d’une montre (inspiration du contexte régional) ? Écoute-t-il la radio (…un match de hockey) ? Est-il dans un état de méditation (il ne semble pas fermer les yeux, pourtant) ? ses pensées cinglent-elles, contre vents et marées dans de lointaines contrées (là, c’est mon désir nomade qui s’exprime) ?
En retour de ces indiscrétions, qu’obtiennent-elles ces personnes observées ? Peuvent-elles prendre le temps de remarquer la petite lueur mouvante qui transite devant leur fenêtre, devinent-elle qu’ils ou elles sont l’objet d’un petit spectacle en couleur ? Parfois, un quidam grille une cigarette devant le pas de sa porte. Alors, là, l’observateur devient un objet de curiosité, peut-être même, à son tour, sujet d’une interrogation : quel est ce drôle de cycliste qui circule la nuit par un froid pareil ?