Une question de temps (0,500 km)
Je ne puis prétendre m’acquitter du sacerdoce « vélo, boulot, dodo » avec une précision extrême et une régularité à toute épreuve, l’auto évinçant, souvent de force, le premier chapitre de mes journée de travail. Le chronomètre de celles-ci s’imposant sur ma bonne volonté sportive.
En revanche, l’autre temps, la météo, n’a jamais été un frein à cette motivation. « Il n’y pas de mauvais temps, juste de mauvais équipements », dit le proverbe. Ainsi, ma première allure est un doux flirt avec mesdames les conditions climatiques : emmitouflé des pieds à la tête pour les caractères un peu froids ou presque aussi léger qu’un touriste du cap d’Agde pour les dociles qui m’ensorcèlent à coup de chaleur du Sud. Quittons cette brève évocation vestimentaire pour retrouver une météo qui dicte également ma seconde allure, celle de la vitesse d’exécution du mouvement des jambes. Cela préfigure l’éveil de mes sens.
Entre la caresse d’un rayon de soleil estival, la neige cotonneuse ou le froid mordant, l’amplitude des températures s’oppose à celui du mouvement de mon dérailleur. Mon corps est touché par cet environnement changeant. Mon visage est le premier marqueur des fracas climatiques qui se jettent à ma rencontre lorsque je sors des murs protecteurs de la maison. Une pointe d’amertume lorsque les extrêmes s’attirent. Ainsi, canicules et froids sibériens se retrouvent dans la teinte rouge sang de ma bouille.
Les épisodes météorologiques rythment les sons de mon trajet. La route enneigée les étouffe, la piste sèche les amplifie. La pluie quant à elle les rend parfois terrifiants. Capuche solidement amarrée sur la tête, les gouttes d’eau s’abattent sur les vêtements de pluie, brouillant l’audition. À travers ce brouhaha, je tente maintenir mon cap. Attentif, mon ouïe s’affine de manière à ne garder que l’élite sonore des dangers : le bourdonnement du moteur qui prévient le cycliste de l’arrivée imminente d’un véhicule propulsé à forte dose d’énergie grise. Les gouttes qui perlent sur mon visage, franchissent le barrage de mes sourcils, puis glissent le long de mes paupières et sinuent sur les rides qui cernent mes yeux. Elles n’en respectent pas le sillon et trouble ainsi ma vue. Cette dernière est parfois tout autant ébranlée par le soleil qui dardent ses gerbes lumineuses sur ma peau. Et que dire de cette alliance contre-nature qui fusionne les deux éléments ? Le feu solaire se reflète sur une route humide, bousculant ainsi mon acuité visuelle.
Les odeurs affluent en masse vers mes narines. Elles alternent le pire et le moins bon, entre pétrole transformé, restauration rapide et sueur du corps. Ces émanations brident mes pensées et mon cerveau, dans un effort salutaire, passe en mode auto-défense me privant d’un sens à me rendre suspect d’être atteint d’une maladie infectieuse. Fort heureusement, la route oblique assez rapidement vers le sud et côtoie une prairie enivrante qui revitalise enfin mon muscle nasal.
On ne le souligne pas assez. Plus que les autres sens, ce trajet « vélo, boulot, dodo » a surtout un goût. Plusieurs même. Celui de l’effort, bien évidemment. Mais, moins que la difficulté physique du trajet, il est nécessaire de s’affranchir de la répétition mentale et routinière de la route grâce à une citation de Marcel Proust que je fais mienne. « Le seul véritable voyage…ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, … »
En appliquant cette petite recette au quotidien, en la saupoudrant d’un zeste d’imagination et d’un brin d’observation, vous obtenez une délicieux instant de répit qui suspend le chronomètre, prémisse d’une nouvelle sensation plutôt savoureuse. Soyez généreux et coupez-vous une jolie tranche de temps : elle goûte le doux parfum sucré-salé du bonheur, de la liberté et de l’aventure.